Hervé GUIBERT (1955-1992)
Des Aveugles
((c) Éditions Gallimard, 1985).
Ils ne voyaient pas, ils n'avaient pas de fantasmes imagés. Ce pouvaient être des désirs de chaleur qui emplissaient leur esprit, ou des désirs de matières, de peaux, d'objets, les formes étaient associées à leur variations thermiques. Un objet palpé qu'ils tentaient de reconstruire mentalement pouvait devenir complètement autre qu'il n'était figurativement : il pouvait être ramassé dans un symbole, comme le signe du langage du sourd. Si l'on avait dû confronter les mêmes objets qui peuplaient l'esprit des aveugles et des voyants, ils auraient rarement coïncidé, de minuscules se seraient perdus dans de très grands, desemblables infimes, le beau serait devenu terrifiant. Si la mémoire se tenait dans le bout des doigts, à la surface de la peau, leur tête devenait parfois une cuve vide de songes, vide de projets. Ils devaient alors se persuader qu'ils existaient, qu'ils avaient une place et des dimensions à l'intérieur de ce monde. Ils ne pouvaient jamais se frotter les paupières, y faire venir en les pressant des vibrions de lumière, puis les rouvrir pour se fixer sur un horizon stable. Leur perspective était illimitée. Alors la pornographie, fût-elle décrite par un voyant, ne pouvait avoir aucun sens pour eux : les corps ne pouvaient prendre place sur une scène réduite, ils dégringolaient aussitôt dans un gouffre ou s'envolaient dans un espace sans pesanteur, ils ne pouvaient tenir ensemble et encore moins s'accoupler car eux non plus n'avaient pas de fin. Si l'imagination se fixait sur la forme et la chaleur de l'épaule, ou d'un sein, le pied oublié en profitait pour grandir et se tordre comme celui d'un géant au pied bot; si elle caressait le ventre, le derrière en profitait pour brûler ou geler. Aucune figure n'était simple, aucun visage ne mixait ses profils et ses faces et ne se compliquait de ceux d'animaux, d'angles de meubles, aucune ligne du nez n'était très différente de l'arête d'une maison, aucune chair qui se laissait approcher n'était dissemblable de la nourriture qui se laissait dévorer.